De nos mains
July 11, 2016
Mes souvenirs d'enfance sont nombreux et précis. L'image la plus
récurrente, celle qui domine le vaste paysage hétérogène des 18
premières années de ma vie, la voici : ce sont les mains de ma mère.
Ma mère, lorsque je lui rendis visite la semaine dernière, s'est encore défini elle-même comme quelqu'un "d'essentiellement créatif". Ce que je confirme. Voilà 38 ans que je vois ses mains voler à diverses tâches : du petit bricolage aux travaux de force (exécutés avec une opiniâtreté surprenante chez ce petit bout de femme de 50 kilos), des "travaux de dame" au jardinage - et puis l'écriture, l'écriture, l'écriture... C'est comme si, à force de vivre à ses côtés, mes mains avaient contracté le même virus. Et parfois, lorsque je les vois s'agiter devant moi comme si elles ne m'appartenaient plus, dans ce détachement si particulier que procurent les tâches créatives, il me semble que ce ne sont pas mes mains, mais les siennes qui agissent ainsi...
Antonin a récemment fêté son demi-anniversaire. Comme d'habitude, j'étais très en retard pour la confection du petit cadeau maison que (du moins, j'essaie !) je m'applique à fabriquer pour chaque fête significative. J'avais opté pour ce tutoriel-là, qui a fait mainte fois le tour de la toile et qui me semblait correspondre : 1. aux intérêts du Damoiseau. 2. à mon idéal esthétique en matière de jouets. 3. à mes piètres talents de couturière. Puisque j'étais en retard, je n'avais plus de raison de me cacher, et je décidais de coudre nos petites fraises en feutrine sur un coin de table, dès que l'occasion se présenterait de sortir ma boite à ouvrage.
Lorsque je commencé à coudre, je me suis mise à penser à ma mère, à ses mains fines et mates, aux veines proéminentes. Je les ai vues comme je les voyais enfant : comme leur geste expert m'impressionnait ! Je me suis souvenu de cette maison de poupée qu'elles avaient fabriqué à partir de matériaux de récupération, et de cette robe qu'elles avaient cousu en exemplaires jumeaux, une pour Maman et une pour moi, alors guère plus âgée que Louiselle aujourd'hui... Et de ces romans pour enfants que je leur inspirais sans doute, et dont Maman me lisait de longs extraits lorsqu'elle estimait qu'ils en étaient dignes, et cette terrasse de jardin que ses mains creusèrent seules, dont elles construisirent seules les fondations à partir de matériaux locaux - sable et galets, pierres diverses...
Et puis j'ai continué à penser à ma grand-mère. Hélas, je ne revis pas ses mains à l'ouvrage, dont je ne serais bien incapable de dresser un portrait. Mais je sais que ce furent des doigts de fée. Née en 1910, ma grand-mère connaissaient les secrets des jeunes filles d'alors : trousseau de mariée, layette, dentelles et broderies si fines, que je les croyais réalisées par de petites souris. Les mains de ma grand-mère, mariée en 1938, connurent, hélas, aussi un autre sort : laver le linge de 8 personnes à la cave dans l'eau glacée... Ses doigts se couvrirent d'engelures qui laissèrent des dommages irréversibles...
Au fil de ma rêverie, j'ai commencé à remonter un arbre généalogique imaginaire, et j'ai pensé à mes ascendantes, et à leurs mains. Il m'a semblé voir leurs fantômes se superposer à mon souvenir d'enfance - ma mère expliquant à la petite fille que j'étais alors : "Tu piques l'aiguille droite dans ma première maille en la passant sous l'aiguille gauche...". J'ignorais alors que j'apprenais bien plus qu'un point de base. Mais aujourd'hui, lorsque je croise le regard de mes enfants sur mes mains, je sais.
Ce que j'ai appris alors, ce sont mes mains qui l'ont appris. J'ai souvent eu, cette sensation, dans ma vie, que mes mains savaient mieux que moi. Par exemple, lorsque je passais un examen important, elles prenaient les rennes. Ce sont elles qui décident de chaque mot à chaque article que j'écris. J'ai longtemps hésité à m'autoproclamer, à l'instar de ma mère, "essentiellement créative" sous prétexte que je n'ai pas de machine à coudre, que mes tricots sont rarement finalisés et que je ne peins plus pour le moment... Un comble pour quelqu'un qui vit l'appareil photo à la main et qui saute sur son clavier pour écrire dès que trois minutes se profilent dans son emploi du temps...
😄
Et lorsque j'ai suivi, point par point, ce modeste tutoriel de petites fraises en feutrine, mes enfants m'ont regardée : avec incrédulité, d'abord (comment une fraise allait-elle naître de ce morceau de tissu plan ?), puis avec étonnement. Je me suis sentie magicienne, détentrice d'un savoir ancestral... Louiselle a demandé à coudre elle aussi, bientôt rejointe par Antonin, qui montra alors une opiniâtreté digne de sa grand-mère. Cet après-midi-là, retranchés dans la cuisine pour cause de canicule, nous avons cousu, et le Damoiseau réalisa une fraise de A à Z. Mes enfants ont regardé le mouvement de mes mains et leurs mains ont appris. Certes, les doigts de Louiselle se fatiguaient parfois, et ceux d'Antonin oubliaient de tenir l'aiguille par le chas, ce qui faisait que l'aiguillée se défaisait à chaque point. Nous ne parlions pas beaucoup, mais la connexion était tangible. Et sans doute, au dessus de nos têtes, mes ascendantes (et ascendants ?) observaient la scène avec approbation.
Bien sûr, lorsque je crois voir, dans un mirage, les mains de ma mère en lieu et place des miennes, je m'interroge : quelles parties de moi seront effectives chez mes propres enfants ? Il y aura entre eux et moi autant de différences qu'entre ma mère et moi - un gouffre. Mais leurs mains auront appris, par la pratique, quelque chose des miennes. Sera-ce le tricot, la cuisine ou la photographie ?
1 comments
C’est l’un des plus beaux posts que j’ai jamais eu l’occasion de lire. Merci pour la mise en abîme.
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