On parle beaucoup de pédagogie de projet sur la Toile, mais on y trouve finalement peu d'exemples du déroulement de ces entreprises souvent complexes, initiées et exécutées par les enfants eux-mêmes. Dans la mesure où cette pratique est au cœur de ma réflexion pédagogique, aussi bien scolaire que domestique, j'ai eu envie aujourd'hui de vous présenter point par point le projet qui a occupé mes enfants tout au long des vacances de printemps. Après tout, il s'agit d'une tentative de définition comme une autre - mais concrète ! 😊
Ce que le projet mené par l'enfant n'est pas :
Le projet mené par l'enfant n'est pas le déploiement d'une thématique. La thématique est une organisation qui a très souvent cours en maternelle (sans qu'aucun texte officiel ne conseille explicitement de travailler ainsi, d'ailleurs). Pendant quelques semaines, un thème va lier les activités entre elles. Ce ne sont donc pas les enfants qui créent les liens, ils sont donnés d'avance - et, force est de l'admettre, souvent assez artificiels. Par exemple, l'enseignant décide que le mois d'octobre sera consacré aux citrouilles, et le mois de novembre, aux dinosaures. Il organise ensuite autour de ces motifs les compétences qu'il souhaite que ses élèves acquièrent. Ainsi, en octobre, les enfants compteront des citrouilles et chanteront des comptines de citrouilles. Ils réaliseront des collages de citrouille, et liront des histoires de citrouilles. En novembre, ils réaliseront un livre-à -compter sur les dinosaures et chanteront des comptines de dinosaures. Ils peindront des dinosaures et iront visiter un parc d'attraction sur ce thème.
Le projet mené par l'enfant n'est pas le déroulement d'une séquence. Une séquence est une unité d'apprentissage, construite minutieusement par l'enseignant d'après la manière dont il pense que les enfants apprennent. Elle se déroule sur plusieurs séances, soigneusement articulées. Ainsi, une séquence sur la citrouille pourrait démarrer sur une expérience mettant en lumière les besoins de la plante, se poursuivre par le semis, puis le soin, la récolte, la dissection et l'observation des différentes parties de la courge, et se terminer par un atelier cuisine. Une séquence "dinosaures" peut comporter une mise en paire figurines/cartes de nomenclature, la localisation dans l'espace et le temps des différentes espèces, la rédaction d'un exposé, etc. Une fois de plus, tout est pré-pensé par l'adulte, même si l'enseignant ne dédaigne pas de s'écarter de la marche prévue pour suivre ponctuellement une idée soumise par un élève.
N.B. Il ne s'agit pas pour moi de critiquer ici ces démarches courantes, que je pratique comme tout le monde. Mais aujourd'hui, c'est autre chose que je souhaite évoquer.
Qu'est-ce qu'un projet mené par l'enfant ?
N.B. Il ne s'agit pas pour moi de critiquer ici ces démarches courantes, que je pratique comme tout le monde. Mais aujourd'hui, c'est autre chose que je souhaite évoquer.
Qu'est-ce qu'un projet mené par l'enfant ?
Étiquetage spontané |
Le projet "mené par l'enfant" s'ancre dans un intérêt authentique. Voilà la base, voilà le début de toute chose : un intérêt authentique de l'enfant. Qui n'est pas là pour se conformer aux goûts de l'adulte.
Ici, mes enfants jouent depuis plus d'un mois à "Robocar Poli" - et franchement, les adultes de la maison trouvent le dessin animé complètement creux. Mais comme le dit si bien mon homme :
"Ce qu'il y a de bien, avec Robocar Poli,
c'est que c'est tellement vide qu'on peut le remplir avec ce qu'on veut."
😉
😉
Il a raison : je n'aime pas ce dessin animé, mais j'aime ce que mes enfants en font. Et ce qu'ils en font, voici : ils y jouent. C'est-à -dire qu'ils inventent des scénarios, fabriquent spontanément des étiquettes aux noms des figurines, leur bâtissent des routes en kapla...
Bon, mon article pourrait s'arrêter là : le projet, le voilà . Il est mené par les enfants dans la mesure où ils ne m'attendent pas pour prendre les rênes, et agir.
2. Les matériaux
Puisque c'est l'enfant qui mène le projet, l'adulte se pense, en quelque sorte, comme un assistant. C'est très difficile à "avaler" culturellement, surtout quand on œuvre dans un cadre professionnel. Enseigner, c'est suivre un programme, c'est planifier des sorties scolaires, c'est sélectionner livres et matériel, c'est inventer des activités pertinentes, des exercices motivants, et parvenir à mettre l'enfant au travail. Si on ne fait rien de tout cela, on a l'impression de ne pas faire notre boulot, n'est-ce pas ?
Et pourtant... L'adulte peut aussi décider de travailler avec l'enfant. Et un de nos rôles dans cette nouvelle posture, c'est de fournir à l'enfant ce dont il a besoin.
Et pourtant... L'adulte peut aussi décider de travailler avec l'enfant. Et un de nos rôles dans cette nouvelle posture, c'est de fournir à l'enfant ce dont il a besoin.
Ici, mon rôle a été le suivant :
- Constater un engouement, un intérêt (cf. premier point).
- Constater un penchant pour la construction et mettre à disposition des matériaux variés pouvant éventuellement enrichir le jeu.
- Constater une préférence forte pour : le polystyrène, les petits cartons (type boites à chaussure pour enfants), les bouchons de liège, les playmags et les kaplas.
- Écarter les matériaux inutilisés pour faire de la place. Tout au long du projet, ce sont ainsi les enthousiasmes
personnels de l'enfant (et ses désintérêts propres) qui détermineront ce
qui se fera... ou pas.
- Continuer d'observer en attendant la suite.
On ne peut pas dire que je n'ai RIEN fait, n'est-ce pas ? 😉
3. Un savoir-faire
Un autre aspect du rôle de l'adulte est le devoir de rendre l'enfant autonome. Rappelons ce beau dicton qui dit que lorsque quelqu'un a faim,
il faut lui apprendre à pêcher au lieu de lui fournir du poisson... Se mettre au service du travail de l'enfant, c'est aussi transmettre des savoir-faire : enseigner à lire, à décrypter une image, à faire une recherche dans un dictionnaire ou à se servir d'Internet... ou à utiliser un pistolet à colle. 😉
Ici, ayant constaté que leurs constructions ne tenaient pas toujours, les
enfants ont souhaité coller certains éléments. Je leur ai proposé de
leur montrer un nouvel outil (Merci, Oops, si tu me lis), qui allait leur permettre de coller de manière vraiment efficace... et ils ont accepté.
Naissance de Vroum ville (C'est le nom de la ville dans la série "Robocar Poli") |
4. Jeu et appropriation
Le projet connait une pause, une respiration - qui sait, il est peut-être achevé ?
Seule l'activité des enfant le dira - et pour le moment, ils jouent, excusez du peu... 😉
5. Confection de panneaux
Ah non, le projet n'est pas achevé. Antonin décide de fabriquer des panneaux pour Vroum ville - à l'aquarelle. C'est parti, et Louiselle ne tarde pas à le rejoindre.
Un projet n'est pas linéaire et est ouvert à toutes les directions possibles. Il n'a pas de temps imparti à l'avance - certains projets durent cinq minutes, d'autres plusieurs années.
Les projets sont naturellement fluides - organiques. L'échec n'y est pas possible puisque toutes les propositions sont acceptables. En aucun cas on ne peut s'écarter du chemin tracé - puisqu'il n'y en a pas ! 😊
6. Accrochage
Une fois les panneaux réalisé, il reste à les fixer. Mais comment ? Alors que je pense que les enfants vont spontanément se tourner vers le scotch, qu'il connaissent bien pour en avoir un rouleau à disposition dans leur nécessaire à dessin...
Une fois les panneaux réalisé, il reste à les fixer. Mais comment ? Alors que je pense que les enfants vont spontanément se tourner vers le scotch, qu'il connaissent bien pour en avoir un rouleau à disposition dans leur nécessaire à dessin...
... la méthode se met à faire question.
Le pistolet à colle est ressorti, mais Louiselle disparait dans l'atelier et en revient avec des épingles.
La Damoiselle est déterminée : elle veut fixer les panneaux avec des épingles. Voilà .
7. Expérimentation
Mais les aquarelles sont fixées avant que le désir d'épingler soit assouvi. Les enfants découvrent alors les épingles s'enfoncent facilement dans le carton, le liège et le polystyrène...
8. Nouveaux matériaux
Après avoir planté quelques épingles de-ci de-là dans Vroum ville, les enfants se mettent en quête de nouveaux matériaux : leur idée est claire : ils cherchent des éléments à enfiler sur leurs épingles.
Ils montent dans l'atelier et redescendent au jardin avec perles, boutons, et ramequins.
J'interviendrai cependant pour placer les épingles dans une petite assiette, plus large et plus plate, afin de faciliter leur saisie.
Vroum-ville s'orne alors d'étranges sculptures.
C'est à ce moment précis, en observant la concentration de mes enfants penchés sur leurs épingles, que je comprends que nous sommes en train de vivre un projet. Nous sommes déjà au point culminant de l'expérience - peut-être même est-elle presque achevée. Mais le projet ne pouvait pas être identifié en tant que tel avant. Comment aurais-je pu savoir a priori que les enfants allait s'investir dans cette activité (ou plutôt dans cette articulation complexe d'activités) ? Si j'avais décidé avant de commencer qu'il y allait avoir un "Projet Vroum Ville", j'aurai tué dans l’Å“uf toute possibilité de projet mené par l'enfant...
C'est un point important, à mon sens : résister à la tentation de nommer une séquence "projet" avant d'avoir la certitude qu'elle en est vraiment un. Et, à l'inverse, accepter que ce projet mené par l'enfant n'ait pas les contours précis que l'adulte aurait besoin qu'il ait. Tout peut-être projet pour l'enfant - à condition que l'intérêt, le questionnement et la résolution de problème soient au rendez-vous : conduire un tracteur avec Tonton, grimper à un arbre, faire une tarte, observer les oiseaux...
Le projet mené par l'enfant n'a pas forcément un début et une fin clairement identifiables, mais l'éducateur en prend acte via l'observation : l'enfant est en projet. Car ce qu'il fait fait sens pour lui, cela lui plait, cela l'ouvre à d'autres questions, d'autres gestes, qui, eux-mêmes, ouvriront d'autres horizons. Tout cela est vivant, mouvant, entremêlé - j'ai lu quelque part une éducatrice reggiane qui comparait le savoir en construction à un plat de spaghettis, je trouve cette image parlante ! 😊 Même si cela n'arrange pas les affaires des adultes qui ne parviennent pas à faire entrer ces noeuds de nouilles molles dans leurs jolies fiches de prép'...
Les projets font appel à des compétences de base (ici : coller, enfiler, piquer, peindre...). Plutôt que d'enseigner tous ces savoir-faire isolément, lors de séances bien découpées (qui peuvent néanmoins être menées en parallèle, pour "renforcer" les gestes acquis), l'adulte saute sur toutes les occasions qui se présentent au cours du projet. Il suffit souvent de proposer de nouveaux outils ou de nouveaux matériaux. S'ils peuvent être mis au service de ses idées, l'enfant s'en emparera. Et développera une compréhension profonde des techniques élaborées, que ne permettent pas les seuls exercices d'application.
7. Recherche de nouveaux matériaux
Au bout d'un long moment, Antonin lève le nez de ses perles et regarde autour de lui. La séance a lieu au jardin, et le Damoiseau décide de partir en quête d'éléments naturels à intégrer à la ville.
Louiselle, à son tour inspirée par cette procédure, choisira des fleurs qu'elle transpercera, à l'inverse, d'une épingle unique, dans l'axe de la tige. Et ça n'a l'air de rien, mais je vous affirme qu'à 3 ans et demi, l'exercice requiert de la patience ! 😊
8. Synthèse
La phase de motricité fine s’essouffle. Les enfants ont besoin de bouger, de jouer : ils me demande de déplacer Vroum-ville sur la terrasse, et construisent à côté d'elle un circuit de route en kaplas. Ils jouent quelques minutes...
9. Prolongement(s)
Puis leur attention est attirée par les Playmags, et délaissant le centre de Vroum-ville, ils décident de construire une école : un étage par classe, c'est un véritable immeuble. La question des rampes (car il faut que les voitures puissent accéder à chaque palier) va accaparer Antonin pendant presque deux heures : comment organiser les ponts autour de l'édifice ? Comment les rendre suffisamment solides pour supporter le poids des véhicules ?
A vrai dire, à l'heure où j'écris ses lignes, l'engouement pour ces questions n'est pas retombé, et le Damoiseau passe de longs moments, chaque jour, penché sur ce matériel. Pour moi, il est évident que c'est notre projet qui se prolonge : les différentes phases de recherche ne sont pas homogènes, certaines se trouve hypertrophiées (et parfois celles que l'adulte penseraient comme moins capitales). Un projet est tentaculaire, il lance ses bras dans de multiples directions, dont certaines le mèneront plus loin que d'autres... sans qu'on sache à l'avance lesquelles.
10. Fin
Comment savoir que le projet est terminé ? C'est très simple : les enfants le disent. "Vroum-ville", en tant que tel, est fini. "On a fini", a dit Antonin. "Oh, ça ? a lâché Louiselle, avec un désintérêt soudain, c'est fini !". Nous avons posé notre maquette dans l'atelier, elle est du plus bel effet. Elle est achevée.
Je peux donc affirmer en toute sécurité à présent : il y a eu un projet Vroum ville.
Qui est terminé, mais dont les excroissances vivent encore parmi nous : Antonin mène une recherche, dans ses dessins, sur la manière dont on peut représenter un édifice, Louiselle invente des scénarios alambiqués que je prends en dictée... Les enfants continuent de décider ce qu'ils étudient, et ils décident aussi de la manière dont leurs connaissances vont être représentées. Ce sont eux qui posent les questions - et ce sont eux qui y répondent. Ce sont eux qui se donnent leurs objectifs, et ce sont eux qui mettent en place les moyens pour les atteindre.
L'adulte ne décide pas a priori ce qu'il faut savoir à cette période de l'année, pour cette tranche d'âge. C'est l'enfant qui démarre le projet, et c'est lui qui décidera de le mener à tel ou tel point - plus ou moins loin. Il n'a pas de limites à ce qui est appris : dans la mesure où tous les savoirs sont interconnectés, un projet peut mener très loin... Et ouvrir lui-même à une multitude d'autres projets qui eux-mêmes ouvriront à une multitude... Vous avez l'idée.
Bon, peut-être voulez-vous savoir si je parviens à travailler ainsi dans ma classe cette année avec 31 bambins âgés de 2 ans et demi à 4 ans ? La réponse est non. Ou si peu, que c'est totalement anecdotique dans ma pratique de classe. Hélas.
Et comme ni l'un ni l'autre de mes enfants ne vivent non plus ce genre d'expérience à l'école, mener ce type de projet à la maison est une vraie bouffée d'air, qui nous fait tous avancer beaucoup.
Vous en entendrez reparler, parce que je compte bien progresser dans cette voie pédagogique royale ! 😉