Calligraphie : les cent langages
July 09, 2015On m'a souvent demandé s'il existait des ouvrages pratiques reggians en français, et jusqu'à récemment, je devais bien admettre que je n'en connaissais aucun... Et puis, j'ai découvert la traduction des œuvres d'Howard Gardner.
Howard Gardner dit en substance - je paraphrase :
"Bon. Chaque enfant est unique. Il nous sera bien sûr impossible de dessiner une carte de chaque intelligence particulière. Elles sont trop nombreuses. Il existe cent intelligences, que dis-je, mille, ou dix mille intelligences... Il en existe en fait une infinité.
Face à cette complexité, l'éducateur s'interroge : Comment expliquer que des enfants intelligents soient en échec scolaire ? Comment parvenir à intéresser tout le monde ? Comment boucler le programme en tenant compte de la diversité des élèves ?
Voilà : réduisons ces entrées dans le savoir à huit. Nous savons qu'elles sont bien plus nombreuses que cela, en réalité. Mais se noyer sous leurs nuances multiples ne nous aidera pas à construire des propositions concrètes au sein de la classe. Or, voilà ce que nous voulons : guider, proposer des réponses adaptées aux questions fondamentales. La théorie des intelligences multiples est une simplification efficiente."
Avant de lire Howard Gardner, j'étais méfiante : d'abord ce terme "d'intelligence", dont je comprends aujourd'hui qu'il n'a pas été choisi sans une certaine provocation, et que loin de renvoyer à un mode de digestion passif du savoir, il désigne une préhension particulière du monde - un langage.
Deuxième préjugé dépassé : Howard Gardner se positionne clairement contre les tests - auxquels, allez savoir pourquoi, sa théorie, a priori, me renvoyait irrésistiblement. Qu'un langage soit dominant chez un individu, c'est possible, mais pas obligatoire. D'ailleurs, au cours de notre vie, nous changeons souvent plusieurs fois de canaux d'expression privilégiés. Si, par l'observation concrète, l'éducateur voit s'affirmer une relation particulière entre cet élève et son savoir, sa mission est double : privilégier la sémantique chère à l'enfant (on propose une entrée logico-mathématique dans chaque science à un élève ayant ce "langage"), mais aussi l'ouvrir à d'autres systèmes de signes : on valorise la compréhension par le corps, ou par la relation avec autrui, parce qu'elles vont venir compléter, enrichir et faire évoluer la personnalité du petit logicien, en musclant d'autres zones cervicales qui, à leur tour, nourriront son potentiel "intelligence/langage"...
Si vous êtes parvenus à la fin de ce développement un tantinet technique, vous l'avez compris : cette théorie me passionne, et voilà deux mois que je n'ai de cesse d'y réfléchir et de la mettre en pratique. Je me suis amusée, ces dernières semaines, à proposer à mes enfants des activités de calligraphie stimulant diverses syntaxes cognitives - séquence directement inspirée du Guide pour enseigner autrement, p. 41 à 48.
Voici donc une série de séances courtes et ludiques visant la maitrise des gestes de l'écriture... façon Howard Gardner. 😊
1. Le langage introspectif (ou intelligence intrapersonnelle) :
C'est le fameux "Connais toi toi-même". Certaines personnes ont une vue aiguisée de leurs capacités, de leurs peurs et de leurs objectifs. Elles savent de qu'elles ressentent et pourquoi ; elles respectent et ménagent cette identité et ne se perdent pas au contact d'autrui.
Calligraphier, dans cette optique, c'est très simple : on fournit à l'enfant le matériel nécessaire (papier, peinture, brosses, rouleaux, coton-tige, crayons, craies grasses, feutres, crayons à papier, stylos... mais aussi pâte à modeler...) et on laisse faire. L'enfant décide, choisit son outil et réalise des traces comme bon lui semble.
C'est la porte d'entrée préférée des "unschollers" - et la mienne aussi ! ;-)
2. Le langage musical (ou l'intelligence rythmique) :
L'intelligence musicale ne concerne pas uniquement les musiciens. Bien des enfants qui n'ont jamais pratiqué d'instrument ni suivi de cours de solfège se révèlent excellents dans ce domaine : ils dansent en rythme, ils ont sensibles aux intentions, aux tonalités, et ils sont capables de composer assez rapidement pour peu qu'on leur en donne les moyens. J'ai rencontré dans ma pratique des élèves de ce type... surtout là on ne les attendait pas !! : parmi les plus en difficulté scolaire... Cela donne à réfléchir sur la manière dont on enseigne, n'est-ce pas ? :-/
Pour muscler ce langage chez Antonin, j'ai essayé de lui proposer la séance que j'avais vécue avec mes élèves au musée de Grenoble : je jouais d'un instrument, et il représentait le son produit. Il a commencé par associer le son sec des castagnettes au noir - super, non ? - mais n'a plus changé de couleur par la suite. J'ai dû me rendre à l'évidence en l'observant : ce n'était pas LE SON qu'Antonin dessinait, mais LE GESTE que je faisais en jouant (secouer de haut en bas, tourner, etc.). A refaire un peu plus tard, donc, mais c'était très sympa quand même ! :-)
3. Le langage verbal (ou l'intelligence linguistique) :
Ah, les verbaux !! Je les connais bien, j'en suis. 😉
Ce type de personne comprend mieux en verbalisant ; les choses s'éclairent quand on en parle, à l'oral ou à l'écrit. Certains d'entre les verbaux sont doués pour les langues étrangères - mais ce n'est pas systématique. Les verbaux aiment parler, écrire, prêcher, argumenter. Ils apprennent mieux si les idées sont exprimées en mots (oraux ou écrits).
Pour apprendre à écrire d'un point de vue linguistique, il ne faut pas hésiter à décrire les tracés. Le matériel montessorien des lettres rugueuses se prête tout à fait à cet usage absolument non-montessorien (Je crois qu'un des succès de cette pédagogie est qu'elle s'adresse à toutes les intelligences SAUF la verbale, qui est justement celle que l'école classique valorise le plus). Donc, en même temps que le doigt parcourt la lettre, on décrit le geste en introduisant le vocabulaire spécifique : "jambe", "canne", "barre", "boucle", etc.
Même si pour l'instant ce type d'approche n'est pas dominant chez Antonin, l'apport de ce vocabulaire le dote d'outils pour décrire ses intentions et ses tentatives : "Là, je monte, je fais une boucle, je redescends, je fais une petite queue...".
4. Le langage catégorisant (ou l'intelligence naturaliste) :
Le petit naturaliste aime trier et classer. Il est attiré sur les objets du monde (oiseaux, nuages, arbres...) mais sa passion de la catégorisation peut s'étendre à n'importe quel sujet : drapeaux, blasons, voitures, composants informatiques... Ce langage identifie - qu'il s'agisse d'une graine ou d'un widget, les zones du cerveau sollicitées seraient les mêmes.
Pour stimuler cette intelligence, donc, on propose à l'enfant de trier. Ici, Antonin opère des rapprochements entre ses cartes graphiques. Celles qui nécessitent un geste qui tourne, celles dont le trait va tout droit... C'est aussi l'occasion d'énumérer les motifs graphiques qu'Antonin connait, de les "collecter" en les décrivant et en les reproduisant... et d'enrichir notre répertoire par de nouvelles cartes.
5. Le langage relationnel (ou intelligence interpersonnelle) :
L'intelligence relationnelle permet de comprendre les autres - leurs expressions non-verbales, leurs motivations, leurs désirs et leurs humeurs. Il s'agit d'un langage aisé à nourrir en groupe-classe... C'est évidemment plus difficile au sein d'une famille, si nombreuse soit-elle...
Pour nous, nos cartes graphiques étaient proposées pour l'inspiration, et le jeu n'était pas encadré par des contraintes telles que tirage au sort ou tour de rôle... Mais ce serait intéressant à tester aussi ! :-)
Dans la collaboration autour d'une même tâche, autrui devient une partie constitutive de notre "espace cognitif" (pour parler comme Vygotsky). Antonin et Louiselle sont chacun fortement ego-centré comme le sont les enfants de leurs âges ; mais je remarque aussi que leur construction personnelle se fait de façon conjointe à celle de l'autre - ils sont sans cesse en interaction, et leurs préoccupations, à 16 mois d'écart, sont toujours extrêmement proches. Cette double tendance ("moi d'abord - mais jamais sans l'autre") se retrouve dans leurs jeux et dans leurs travaux : des temps de "chacun pour soi" (plutôt courts et souvent apparents seulement) alternent avec les moments d'influence réciproque, de discussion (et de dispute...), de choix communs...
D'un point de vue graphique, en ce moment, chaque enfant a son répertoire privilégié : Antonin dessine des spirales et des étoiles, Louiselle trace des hachures et des points. Mais chacun a aussi à cœur d'imiter l'autre, et s'ouvre ainsi à d'autres gestes...
Au final : un beau mélange de styles et d'influences réciproques !
Pour ce genre d'activité, c'est évident : plus on est de fous, plus on rit. C'est bien ce que s'est dit cette lucane femelle qui est venu voir tout cela de plus près...
Et nous a fait l'honneur de rajouter l'ombre chinoise de ses griffes, de ses antennes et de ses mandibules au motif collectif, le temps de le traverser... pour la plus grande joie des enfants ! 😉
6. Le langage spatial (ou l'intelligence spatiale) :
L'intelligence spatiale est une compétence large : c'est elle qui permet d'évaluer correctement les distances ou de se repérer dans l'espace (le fameux "sens de l'orientation"), c'est elle qui est à l’œuvre en géométrie ou lors des jeux de cubes, mais aussi lorsqu'on demande à l'enfant de rapprocher deux objets identiques ou analogues qui sont éloignés physiquement. Les chasses aux trésors et autres énigmes physiques sont des voies d'apprentissage royales pour les apprenants privilégiant ce type de langage, mais aussi les reconstitutions (restaurer un vase, faire un puzzle...) ou les pliages (origami, emballages de cadeaux...).
Le jeu proposé fut le suivant : nous avons disposé dans l'herbe des Smartmax à intervalles réguliers, au-dessus desquels il s'agissait de sauter.
(Ne vous inquiétez pas pour le chat, tout ce remue-ménage n'a absolument pas interrompu sa sieste, pensez-vous. Il n'a seulement pas cillé de la moustache.)
Mon objectif était de proposer ensuite un exercice de graphisme sur feuille, qui reprendrait dans le plan le geste que les enfants avaient vécu "en grand".
J'aurais tracé des pointillés - représentant nos barres Smartmax, et les enfants auraient dessiné les "sauts" par dessus. |
Bon, la séance a pris un autre tour : Antonin est allé cherché son vélo et s'est mis à slalomer entre les barres.
Et puisque j'avais annoncé en début d'exercice que nous dessinerions le mouvement effectué, il s'est ensuite précipité sur ses feutres et a réalisé le dessin des obstacles et de son parcours tout seul :
Ah, il semblerait que le langage spatial soit assez développé chez le Damoiseau...😉 |
7. Le langage du corps (ou intelligence kinesthésique) :
Il y a ceux qui ne s’intéressent pas trop à la manière dont leur corps fonctionne, et qui n'ont aucune idée de leurs aptitudes physiques. Et puis, il y ceux qui savent. Ils semblent être nés en le sachant, et utilisent leurs capacités corporelles naturellement, sans paraitre y penser. La pédagogie Montessori valorise particulièrement ce langage - les tracés dans le sable et les lettres rugueuses sont d'excellents outils pour apprendre à écrire aux enfants physiques. Le langage du corps, c'est l'athlétisme, la gymnastique, la sophrologie, la sculpture sur bois ou le modelage...
Antonin : Lettres |
Mais aussi : la danse. Écrire des lettres ou des signes en grand dans l'espace en utilisant tout son corps, et toutes les dimensions de l'espace (le ras du sol, le plus haut que soi, l'avant, l'arrière...). Tracer à l'aide d'un ruban de gymnastique. Mimer la pluie qui tombe. Rouler sur le sol comme une feuille morte. Reproduire en l'air les motifs graphiques connus, avec la main, le doigts, le pied... ou n'importe quelle autre partie du corps.
"O" |
Il est à noter que cette entrée par le corps est la seule que Louiselle daigne emprunter pour l'instant. Elle connait le tracé de toutes ses lettres et chiffres rugueux, se précipite dès que je propose une mise en corps (globale ou fine) alors qu'elle a tendance à se détourner des autres activités assez vite. La Damoiselle est une jeune fille très physique, ce n'est pas une surprise, et ce sera un canal à valoriser dans ses apprentissages ultérieurs.
Louiselle : Lignes |
8. Le langage logique (ou l'intelligence mathématique) :
Les "matheux", comme on les appelle souvent, sont à l'aise dans la manipulation des nombres, des patrons, des algorithmes. Cette intelligence est toute clarté et scientificité analytique. Elle abstrait, c'est à dire qu'elle extrait du réel des formes pures, dépouillées des prédicats qui l'encombrent au vu du raisonnement effectué.
Avec les petits, l'activité logique peut par exemple prendre la forme d'une chasse aux motifs graphiques dans le jardin ou la maison. Et sans surprise, c'est une activité qui a très longuement mobilisé mon Damoiseau, qui apprécie toujours beaucoup ce type d'entrées logiques.
C'était donc parti pour une chasse aux cercles...
... une chasse aux lignes...
... aux quadrillages...
... et aux lettres !
X, Y, H, O et U |
Une variante de cet exercice - et qui fait travailler la main ! - consiste à fournir des documents pour que l'enfant y repère un motif graphique récurrent, des lettres...
Voyez : je commence à embêter Louiselle quant à la tenue de son outil scripteur... |
Ici, j'ai réquisitionné nos revues d'art...
... dans les pages desquelles les enfants ont décalqué librement les formes et motifs de leur choix.
Ah, le papier calque ! Voilà encore un matériel reggian au sens plein : peu onéreux, facile à trouver, plein de potentialité et de magie ! ;-)
Ainsi s'achève mon petit tour des intelligences multiples illustrées... Vous constaterez avec moi à quel point tous ces langages sont étroitement imbriqués... Et comment quelques minutes de reflexion sous cet angle peut nous aider, en tant qu'éducateur, à varier nos pratiques...
Que du bonheur ! 😊
0 comments