La théorie des couleurs
April 23, 2020
"La couleur aide, déteste, pénètre, touche."
Josef Albers
Certains articles sont le résultat d'un cheminement si long de ma part que je ne sais pas par quel bout les commencer ... C'est le cas de celui-ci, voilà trois fois que je le recommence !! 😅
Bon sang, ce n'est pourtant pas bien sorcier : je voulais initier mes enfants à la théorie des couleurs, voilà. Sauf que je suis tombée, dès que j'y ai trempé le bout du nez, dans un abîme de complexité, dont je ne suis ressortie que plusieurs mois plus tard. Un peu étourdie, pas bien sûre d'avoir tout compris, mais certaine d'avoir beaucoup appris. La théorie des couleurs, ça n'a l'air de rien comme ça, mais c'est l'exact point de rencontre entre l'Art et la Science. Comment les humains perçoivent-il la couleur ? Comment faire pour reproduire une nuance à l'identique ? Que se passe-t-il dans notre œil, et dans notre âme, quand des couleurs se mélangent, s'assortissent, ou contrastent ? Qu'est-ce que signifie "s'assortir", d'ailleurs ? Qu'est-ce qu'un "contraste" ? Y a-t-il un bon usage des couleurs ? Les couleurs communiquent-elles ?
Et surtout : par quel biais aborder tout cela avec des enfants ? 😊
Je suis donc ressortie de mes lectures, non pas tout à fait noyée tout de même, mais passablement détrempée. Cependant, sous mon bras, une bouée étaient restée coincée : c'était L'Art de la couleur de Johannes Itten. Et c'est par ce livre que j'ai décidé de commencer la grande aventure que voilà aujourd'hui.
Alors, vous me direz : L'Art de la couleur, ce n'est pas un livre pour enfants. Certes, non, mais merci,
Monsieur Itten, d'avoir écrit ce livre, et de l'avoir illustré de
tous ces adorables petits carrés contrastés. De telles images, dans
ce qu'elles ont de rigoureux et de systématique, mais aussi de
"sensible", attirent immédiatement l'attention des
enfants. Qui ont, c'est bien connu, des sens sur-affûtés, et éprouvent souvent une certaine tendresse pour les petits carrés colorés ... 😏
Grâce à ces petits carrés colorés, j'ai su que nous allions peindre - peindre des petits carrés colorés, bien sûr, en essayant de tester divers effets de couleurs décrits par Itten-le-théoricien-artiste-et-pédagogue. Nous pensions d'abord peindre de bêtes quadrillages, comme cela :
Mais nous sommes tombés sur les travaux de Josef Albers, et nous avons changé d'avis. 😊
Alors, je le dis tout de suite : le fait que la théorie d'Albers se sont construite en opposition à celle de Itten - qui fut son professeur au Bauhaus - ne sera pas abordé ici. Oui, oui, je vous entends râler là-bas, au fond, mais je vous l'ai dit : si on commence à couper les cheveux en quatre, je ne vais pas m'en sortir, moi, de cet article. Je vous l'annonce tout cru : on a décidé de peindre les carrés d'Albers selon la théorie de Itten, et si cela les fait se retourner tous deux dans leur tombe, et bien, j'en suis sincèrement désolée, et je suis prête à m'en excuser platement, lors d'une discussion en commentaire, par exemple.
Mais reprenons.
Les carrés de Josef Albers sont fascinants, car ils jouent avec les proportions mathématiques. L'imbrication des figures, et leurs échelles variables, influencent la façon dont les couleurs interagissent.
L'objectif de la séquence d'aujourd'hui est double :
Tout d'abord, il s'agit d'un cours théorique, qui tente de modéliser les lois qui régissent les relations des couleurs entre elles. J'ai largement simplifié l'ouvrage de Johannes Itten pour l'adapter aux enfants, mais sachez que son travail comprend des exercices bien plus nombreux et bien plus complexes, à décliner à l'infini ! Avis aux amateurs curieux !!
Mais pas de théorie sans pratique ! Pour étudier les couleurs, on les manipule. Et en les manipulant, on affine ses sens. Vrai, si vous essayez ces exercices très simples, vous verrez, c'est fou ! Les expériences sensorielles générées ont fait sur moi une impression très vive. C'est une véritable éducation du regard que j'ose vous proposer aujourd'hui ...
J'espère que vous et vos enfants aimerez ce petit voyage initiatique !! ❤
Les contrastes des couleurs
pour les petits (et les grands aussi)
Exercice 1 : Le contraste de la couleur en soi
Le contraste de la couleur en soi, ça veut dire quoi ?
Ce contraste est le plus simple de tous, et c'est aussi le plus vif. Il suffit, pour le réaliser, de juxtaposer des couleurs telles que tu les voies dans l'arc-en-ciel ou à travers un prisme.
Les couleurs de l'arc-en-ciel ne contiennent ni noir, ni blanc. Ce sont les couleurs primaires, les couleurs secondaires, et toutes les couleurs qu'on pourra créer à partir d'elles.
Petit exercice façon Johannes Itten :
1. Peins un carré de Albers à l'aide des trois couleurs primaires : bleu, jaune, et rouge francs.
2. Colorise à présent un carré de Albers à l'aide des trois couleurs secondaires : violet, vert et orange francs. Tu remarqueras que le contraste, s'il reste net, est un peu moins fort, cependant.
3. Utilise couleurs primaires et secondaires à ta guise pour colorier un carré de Albers.
4. Choisis deux couleurs primaires mais ménage dans ton carré de Albers des zones de blanc et/ou de noir. L'effet est différent, comme si chaque couleur pouvait se permettre d'être elle-même, tu vois ?
Voici nos petits carrés de Albers réalisées avec le contraste de la couleur en soi :
" Le contraste de la couleur en soi est le plus simple des contrastes de couleurs. Le jaune, le rouge et le bleu sont les expressions les plus fortes du contraste de la couleur en soi. L'effet qui en résulte en toujours multicolore, franc, puissant et net." (Itten, p.34)
Exercice 2 : Le contraste clair-obscur
Le clair-obscur, qu'est-ce que c'est ?
Le clair et l'obscur sont un peu comme les deux pôles d'une planète. Les meilleurs exemples sont le noir et le blanc : ils sont totalement opposés.
Petit exercice à la Johannes Itten :
Le crois-tu ? Entre le noir et le blanc, il existe une infinité de gris possibles. Amuse-toi à mélanger du blanc et du noir, en diverses proportions. Si tu regardes bien, le gris que tu obtiens est toujours unique.
Utilise ces couleurs pour peindre un carré de Albers.
"En lui-même, le gris est neutre, mort et sans expression. Il ne reçoit de la vie que par la proximité des autres couleurs, qui lui donnent alors un caractère. Il en affaiblit la force et les adoucit. Il peut servir de lien entre les violentes oppositions de couleurs ; en aspirant leur force, il devient lui-même vivant comme un vampire. C'est pour cette raison que Delacroix refusait de se servir du gris qui, selon lui, nuisait à la force de la couleur." (Itten, p. 38)
Exercice 3 : Le contraste chaud/froid
Les couleurs chaudes et froides, qu'est-ce c'est ?
Figure toi que les scientifiques ont fait des découvertes très étranges, concernant les couleurs :
- Imagine une pièce peinte en bleu-vert, chauffée à 15°C. On y fait entrer des gens, et ils ont froid.
- A présent, on fait entrer ces mêmes personnes dans une pièce peinte en rouge-orangé. Il faut baisser le chauffage jusqu'à atteindre 11°C pour que les gens commencent à se plaindre du froid.
Voici une autre expérience menée avec des animaux : on divise une écurie en deux parties.
- La première est peinte en bleu. On y met des chevaux après une course. Ils se calment très rapidement. On remarque qu'il n'y a aucune mouche dans la stalle.
- La deuxième partie est peinte en rouge-orangé. Les chevaux, après la course, demeurent longtemps échauffés et agités. Les mouches sont très nombreuses.
Petit exercice à la Johannes Itten :
Choisis une couleur froide que tu aimes. Elle évoque l'apaisement et la fraicheur : ce sera un vert, un bleu ou un violet.
Choisis une couleur chaude que tu aimes. Elle évoque l'énergie et la chaleur : ce sera un jaune, un orangé, un rouge, ou un rose.
Colorie un carré de Albers avec ces deux couleurs.
Voici nos petits carrés de Albers réalisés avec des contrastes chaud/froid :
"Le contraste chaud - froid permet des effet très pittoresques et crée une atmosphère de caractère musical, irréel." (Itten, p. 46)
Exercice 4 : Le contraste des complémentaires
Complémentaire, ça veut dire quoi ?
Deux couleurs sont complémentaires si, en les mélangeant à part égale, on obtient du gris.
Sur le cercle chromatique, les couleurs complémentaires sont diamétralement opposées.
On peut le dire encore autrement : le jaune est complémentaire au violet, car il n'y a pas de jaune dans le violet - qui est un mélange de rouge et de bleu.
Petit exercice façon Johannes Itten :
Choisis deux couleurs complémentaires, par exemple le orange et le bleu. Place trois gouttes de orange dans une alvéole de ta palette, et trois gouttes de bleu dans une autre. Entre les deux, opère les mélanges suivant : 2 gouttes de orange + 1 goutte de bleu ; 2 gouttes de orange + 2 gouttes de bleu ; 1 goutte de orange + 2 gouttes de bleu. Mélange.
Utilise ces couleurs pour peindre à ta guise un carré de Albers.
Vérifie : Si deux couleurs sont complémentaires, un mélange "moitié/moitié" donne toujours un gris foncé.
On dit aussi que si on regarde longuement et fixement une couleur primaire, en fermant les yeux ensuite on verra apparaitre sa complémentaire derrière nos paupières. C'est comme si une couleur "appelait" toujours sa complémentaire !
Voici nos petits carrés de Albers réalisés avec des couleurs complémentaires, et leurs gris intermédiaires :
"Deux couleurs complémentaires forment un mélange curieux. Elles sont opposées, mais exigent leur présence réciproque. Leur rapprochement avive leur luminosité, mais leur mélange les détruit et produit du gris - comme l'eau et le feu." (Itten, p. 49)
Exercice 5 : Le contraste de qualité
Le contraste de qualité, qu'est-ce c'est ?
Il s'agit de "rompre" une couleur avec du noir ou avec du blanc par exemple. C'est le principe des "dégradés", des "nuanciers" ...
Petit exercice à la Johhanes Itten :
1. Choisis une couleur que tu aimes bien. Essaie de réaliser 3 ou 4 mélanges différents en la mêlant de noir. Peins un carré de Albers avec la palette obtenue.
2. Choisis une couleur que tu aimes bien. Essaie de réaliser 3 ou 4 mélanges différents en la mêlant de blanc. Peins un carré de Albers avec la palette obtenue.
3. Choisis une couleur que tu aimes bien. Essaie de réaliser 3 ou 4 mélanges différents en la mêlant parfois avec du blanc, parfois avec du noir. Peins un carré de Albers avec la palette obtenue.
Voici nos petits carrés de Albers réalisés avec des contrastes de qualités :
"Par contraste de qualité, nous désignons l'opposition entre une couleur saturée et lumineuse et une couleur terne et sans éclat (...). Dès qu'une couleur pure est éclaircie ou obscurcie, elle perd de sa luminosité." (Itten, p. 55).
Exercice 6 : Le contraste de quantité
Le contraste de quantité, qu'est-ce que c'est ?
C'est le contraste du 'beaucoup/peu" ou du "grand/petit".
Par exemple, si je te dis que le jaune est trois fois plus lumineux que le violet, tu comprendras que s'il occupe une place trois plus petite que le violet sur un dessin, les deux couleurs "s'équilibrent".
Voici les valeurs de lumière de chaque couleur :
- Jaune : 3.
- Orange : 4.
- Rouge : 6.
- Vert : 6.
- Bleu : 8.
- Violet : 9.
C'est-à-dire que si tu veux coloriser un carré en utilisant deux couleurs complémentaires de manière à ce qu'elles s'équilibrent, les rapports seront :
- 1/4 jaune et 3/4 violet.
- 1/3 orange et 2/3 bleu.
- 1/2 rouge et 1/2 vert.
Colorier un carré de Albers selon ces proportions est assez difficile, mais tu peux y arriver en tâtonnant un peu !
Entrainement au brouillon |
(Note aux enseignants qui passeraient par là : voilà une excellente "situation problème" à proposer en CM1 ou CM2 ! 😉)
Voici les proportions des carrés de Albers si tu veux essayer :
CLIC pour télécharger |
Mais tu peux décider de peindre un carré de ton invention, que tu sépares en zones de ton choix !
Voici nos petits carrés de Albers réalisés selon le contraste de quantité :
"Nous pouvons faire des compositions de couleurs à l'aide de toutes les grandeurs de taches possibles. Mais nous pouvons aussi nous poser la question suivante : quel est le rapport quantitatif entre deux ou plusieurs couleurs dont nous pouvons dire qu'il est équilibré et qu'aucune couleur employée n'y a plus d'importance que l'autre ?" (Itten, p. 59).
❤
J'espère que ces petits exercices vous plairont !
Par contre, je vous préviens : peindre des petits carrés, c'est addictif ! 😊
Si vous souhaitez aller plus loin, les cartes des œuvres de Johannes Itten et Josef Albers sont ICI, et je partagerai demain un petit jeu qui illustre la théorie des couleurs dans l'Histoire de l'Art.
Bonne nuit à tous, n'oubliez pas de rêver en couleurs !! 🌈
12 comments
Bravo !! Je le redis ici, c'est mon article coup de coeur :) Je cours chercher nos feuilles et nos pinceaux et en avant les histoires ! Merci
ReplyDeleteMaeliss
Merci Maeliss, mon enthousiasme trouve un écho, cela fait plaisir !! <3
Deleteeuh... ouahou... voilà tout ce que j'avais à dire pour le moment!
ReplyDeletehi hi ! :-)
DeleteSuper, ça donne envie! Merci pour tous ces petits carrés!
ReplyDeleteBravo à Antonin et Louiselle pour ce superbe tableau! Il s'en dégage beaucoup de lumière! Cela a dû être encore un autre exercice d'assembler tous ces carrés à la fin! Est-ce que vous les collez sur du carton pour pouvoir les encadrer? En tout cas ça donne envie.
ReplyDeleteJ'admire toujours avec quelle liberté et quelle spontanéité les enfants peignent. Ils n'ont peur de rien. Quand je peins moi-même je suis malgré moi bien plus précautionneuse et le résultat est moins jouissif...
Ce travail sur les couleurs m'a un peu rappelé les gouaches découpées de Matisse, connaissez-vous?
C'est drôle, l'une de mes couleurs préférées est le gris de Payne, un beau gris bleuté.
A bientôt,
J'adore vos articles,
Aude
Bonjour Aude !
DeleteMerci pour votre retour !!
Oh, le gris de Payne est magnifique, merci pour la découverte !
Nous avons collé nos carrés sur une grande feuille de papier (au pistolet à colle) avant de les encadrer.
Il me semble que c'est justement parce qu'il "bute" sur la couleur que Matisse (grand amateur de contrastes !!) décide d'utiliser cette technique des gouaches découpées ... Ah là là, ces couleurs, elles ne se laissent pas faire, hein !!
Je me retrouve bien dans ce que vous dites de votre pratique : trop précautionneuse, le résultat est trop "léché" ... Avez-vous essayer de peindre ou de dessiner de la main gauche (si vous êtes droitière, ou inversement ?) : c'est très intéressant, cela permet d'accepter de faire entrer le "non maitrisé" dans son travail ... J'aime bien ! :-)
Bonjour Elsa,
DeleteMerci du conseil, je n'y avais pas du tout pensé. C'est une très bonne idée, de changer de main! J'essaierai.
A bientôt,
Aude
Puis-je vous demander à quel âge vous avez commencé la peinture avec vos enfants? Je souhaiterais en effet offrir du matériel à dessin à un petit garçon qui aura bientôt 2 ans, notamment un coffret de gouache ou d'aquarelle, mais je voudrais être sûre que les pigments ne soient pas toxiques... En même temps, je tiens à ce que les couleurs soient belles et lumineuses, pour que l'enfant ait plus de plaisir, et ce n'est pas forcément évident d'avoir les deux conditions! Je serais ravie d'avoir vos conseils étant donné votre expérience,
DeleteA bientôt,
Aude
Merci beaucoup pour ces idées, cela complète parfaitement le mooc sur les couleurs que nous avons fait avec les enfants (7 et 9 ans).
ReplyDeletehttps://mooc-culturels.fondationorange.com/enrol/synopsis/index.php?id=313
C'est un peu rapide, mais accompagnés d'un adulte c'est intéressant. Ce qui a surtout marqué les enfants, c'est la difficulté pour les peintres du moyen-âge d'obtenir des pigments de couleur bleue par exemple. Au Moyen Âge et à la Renaissance, le bleu était obtenu à partir de lapis-lazuli. Après avoir regardé cette vidéo, vous comprendrez aisément pourquoi ce pigment était si cher… La vidéo est en anglais mais les images parlent d’elles-mêmes.
https://www.youtube.com/watch?v=JBzEAt_ynvc
Anne
Merci pour ces liens, Anne, je vais creuser ! <3
DeleteJ'ai aussi repéré ce "C'est pas sorceir" que nous visionnerons peut-être (dur, dur, de caser du temps d'écran !) : https://www.youtube.com/watch?v=paJiChDCG_8
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